Quand le corps vote avant le cerveau

Il y a quelque chose dans la danse qui court-circuite la raison.
Vraiment.

La logique se retire discrètement.
La cohérence s’efface, pieds nus.
Et nous voilà, à taper dans nos mains, fascinés par deux épaules qui bougent et un sourire qui flotte.

Je regardais une vidéo de Brice Oligui Nguema, président de la transition au Gabon, en pleine démonstration de “pas de campagne”. Pas une chorégraphie, non. Un mouvement d’épaule désinvolte, un petit jeu de jambes de ceux qui savent que, pour l’instant, le pouvoir est dans la poche (Ironiquement, il dansait sur “the power” de Snap).
La foule exulte.
Les portables s’agitent.
Le message passe. Sans un mot.

Et comme souvent, une idée m’a traversée : mais depuis quand faut-il savoir danser pour gouverner ?

Danse, politique et petits pas calculés

Il n’est pas le seul.
Quelques semaines auparavant, Tidjane Thiam, l’ex-banquier devenu candidat en Côte d’Ivoire, se laisse entraîner sur une scène, sourire un peu crispé, pas hésitant. Il bouge comme on bouge quand on a trop étudié pour oser se lâcher. Mais la foule adore. Elle ne demande pas une salsa. Juste un signe. Une preuve qu’il est , avec eux.

Et on le sait : on ne vote pas seulement avec des idées.
On vote avec le ventre.
Et parfois, un pas de danse suffit à faire croire qu’on a trouvé quelqu’un qui nous ressemble.

Obama l’avait compris. Un couplet de soul, un lancer de ballon de basket, et le tour était joué.
Macron mixe à l’Élysée comme s’il était à Ibiza.
Zelensky dansait sur des plateaux télé avant de devenir président de guerre.
Même Trump, dont les “mouvements” évoquent une playlist bloquée sur le refrain, a compris que faire rire, c’est déjà captiver.

Et Kamala Harris, elle ?
Impeccable. Maîtrisée. Inattaquable.
Mais peut-être… un peu trop figée.

Et si elle avait dansé ?

Est-ce que quelques pas bien placés auraient changé sa trajectoire ?
Probablement pas.

Mais elle aurait peut-être été ressentie.
Dans ce monde saturé de discours, ce sont les gestes qui marquent.
La politique est une affaire de perception. Et la perception commence dans le corps.

Mais soyons lucides.
Kamala n’est pas n’importe qui.
C’est une femme.
Noire, qui plus est.
Et ça, ça change tout.

Parce que quand un homme blanc se dandine, c’est mignon, c’est humain.
Quand une femme noire bouge, c’est “trop”.
Trop sexy. Trop légère. Trop tout.
Si elle danse, elle n’est pas sérieuse.
Si elle ne danse pas, elle est froide. Fermée. Arrogante.

Danser en étant noire, c’est autre chose

Je suis Africaine. J’ai grandi dans ce double regard.
Celui qui attend de nous qu’on soit toujours dans le rythme, toujours “solaires”, toujours “vibrantes”.
On nous associe à la musique, au mouvement, à la fête.
Mais rarement à la stratégie, à la réflexion, à la complexité.

Comme si nos corps étaient faits pour danser, pas pour penser.

La vérité, c’est que la joie, lorsqu’elle a la couleur de ma peau, a toujours été politique.
Nos chants, nos danses, nos rituels , tout ce qui nous a permis de tenir debout, ont été soit interdits, soit tournés en spectacle.
Nos sourires sont récupérés pour les campagnes, nos déhanchés pour les vues.
Mais ce qu’on vit vraiment ? Invisible.

Et pourtant, on continue à danser.
Parce que c’est parfois notre seule langue.
Notre seul territoire.
Notre seule réponse.

Et maintenant ?

L’ironie, c’est que les Afro-Américain·es ont massivement voté pour Kamala en 2024.
Et aujourd’hui ? Beaucoup ont décidé de rester chez eux.
Fatigués d’être loyaux, fatigués d’être invisibles.
Alors ils se reposent.
Et apprennent le line dancing.
Parce que si le système ne change pas, au moins la chorégraphie évolue.

Danser ne sauvera personne. Mais…

Non, danser ne répare pas une démocratie bancale.
Ça ne fait pas reculer le racisme.
Ça ne paye pas les factures.

Mais danser rappelle qu’on est encore en vie.
Que nos corps nous appartiennent.
Et qu’on peut encore ressentir, même brièvement, dans un monde qui nous assomme.

Alors non, la danse ne mènera pas la révolution.
Mais elle pourrait bien nous aider à traverser l’attente.

Et entre de bonnes mains (ou de bonnes hanches) elle pourrait même nous faire croire, l’espace d’un battement, qu’un autre souffle est possible.