Hier soir, mes enfants et moi avons eu une discussion autour des récents événements politiques mondiaux. Le ton était passionné, et quelque chose en moi s’est soudainement souvenu : ces débats qui ont forgé mon propre regard sur le monde avaient aussi lieu à notre table, quand j’étais enfant. Les adultes parlaient, nous écoutions. Et sans toujours tout comprendre, nous intégrions, lentement, les lignes d’un éveil.
Chez nous, très tôt, on parlait du rôle des femmes dans la société. Très tôt, j’ai compris (parfois confusément) qu’il y avait des injustices, des rapports de domination, des combats nécessaires. Mes parents m’ont mis Une si longue lettre de Mariama Bâ entre les mains quand j’avais 12 ans. J’en ai saisi peu, peut-être, mais j’ai été traversée par quelque chose d’essentiel : la voix d’une femme africaine qui disait l’intime et le politique dans une même phrase.
J’ai su ce qu’était le racisme sans l’avoir encore vécu. J’ai été (r)éveillée très tôt. Et aujourd’hui, c’est ce même (r)éveil que je tente de transmettre à mes enfants.
Parce que lorsqu’on est africain, lorsqu’on est jeune, on ne peut pas se permettre de grandir sans conscience politique ni bagage culturel. Les enjeux sont trop importants, trop nombreux. Le monde ne nous attend pas. Et souvent, ceux qui nous dirigent ne parlent pas notre langue intérieure : ils manient les codes du capitalisme comme unique horizon, et leur culture est celle de la domination, pas de la libération.
Alors, autour de la table, on décortique. On nomme les choses. On lit (on essaie). On se dispute aussi. Mais surtout, on apprend à penser. À relier les points. À sentir les liens entre ce qui se passe ici et là-bas, entre ce qui semble lointain et ce qui nous touche directement.
Ce n’est pas une posture militante, c’est une hygiène de vie. La culture profonde des systèmes, la compréhension des dynamiques d’oppression, de privilège, d’histoire, c’est une clef de lecture du monde, mais aussi une clef de libération. Et elle s’offre, elle se transmet, dès le plus jeune âge.
Je ne cherche pas à faire de mes enfants des encyclopédies militantes. Je veux en faire des êtres lucides, sensibles, enracinés. Des humains capables de voir au-delà de la surface, d’identifier les structures, de choisir leurs batailles. Et de le faire, toujours, avec une conscience aiguë de qui ils sont et d’où ils viennent.
C’est autour de la table que cela commence souvent. Et peut-être que, plus tard, ils se souviendront eux aussi de ces soirs-là. Avec tendresse. Et une étincelle dans le regard.